Paule Doyon. Le resto-rant

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Bonjour,

Le resto-rant, un Roman de Paule Doyon

Dans le salon du logement attenant au resto-rant de mon père, il y avait quatre portraits. De ces portraits anciens avec leur cadre ovale et leur vitre renflée. On y voyait ma mère à vingt ans. Sa coiffure sophistiquée et son fin chemisier de dentelle me suggéraient qu’elle devait alors être très coquette. Sur l’autre portrait figurait mon père dans un costume strict et avec un visage sérieux. Impossible d’y lire ses pensées. Il y avait aussi, ce qui m’intriguait, le portrait du frère de mon père en uniforme de sergent. Était-ce à cause de son uniforme qu’il trônait dans notre salon ? Était-ce un si grand honneur dans la famille de compter un sergent ? Je n’avais pour y croire qu’à me reporter à une visite que nous avions faite à cet oncle alors que j’avais huit ans. Mon oncle-sergent nous avait tous reçus fièrement à la caserne militaire de Val Cartier où il était consigné. Et où, à ma grande honte quand j’y repense aujourd’hui, j’avais outrageusement profité de mon grade d’enfant gâté pour épuiser la patience des serveurs de la cantine des sergents en repoussant dédaigneusement chaque plat sous le prétexte que ça ne goûtait pas comme à la maison. Sur le quatrième portrait, à la vitre toujours aussi renflée, apparaissait ma sœur aînée âgée de trois ou quatre ans assise sur un tabouret jambe recourbée sous elle dans sa robe sans couleur, les portraits de cette époque étant toujours en gris, sa coupe de cheveux au carré agrémentée d’une boucle de ruban. Je devinais la fierté de mes parents à l’arrivée de leur premier enfant à ce qu’ils avaient pris la peine de la faire photographier par un photographe professionnel. Ce qui avait dû certainement leur coûter cher. À moins que quatre photos leur eussent valu un important rabais. Toujours est-il qu’aucun de nous, les trois autres enfants, n’eut droit par la suite à une photo. Peut-être nos parents s’étaient-ils dit qu’à trois ou quatre ans tous les enfants d’une même famille se ressemblent assez pour qu’il ne soit pas nécessaire de photographier par la suite chacun d’eux. L’aînée allait représenter pour leurs enfants à venir la binette qu’ils auraient tous à trois ans. De toute façon, à part ces quatre photos, plus personne d’autre ne figura jamais sur les murs du salon.
Ces quatre photos m’ont tenu compagnie pendant les sept années que je passai à essayer de dormir dans cette pièce enfumée qui était à la fois le salon, ma chambre et l’endroit clandestin où mon père invitait certains clients de son restaurant à venir déguster la bière, qu’il fabriquait clandestinement derrière le poêle de la cuisine. Mon père était fasciné par cette sorte d’interdit. Il prétendait, pour convaincre ma mère de fermer les yeux sur son incartade, que c’était là un apport qui permettait au restaurant de survivre. Mais en réalité, ce commerce étant clandestin, aucun de ses clients ne se souciait de payer les consommations, ayant la malignité d’en remettre le paiement indéfiniment d’une semaine à   l’autre. De sorte que pour mon père ne restait que la satisfaction, qui lui suffisait amplement, d’avoir réussi à fabriquer, selon lui et ses dégustateurs, la meilleure bière qui soit.
Mais ce commerce clandestin, qui réjouissait mon père, était pour moi une source d’angoisse. Bien qu’aucun système policier n’existât pour des milles à la ronde, je craignais quand même irrationnellement leur apparition. Chacune des allusions des clients, qui ne fréquentaient pas ma chambre saloon enfumée, me transperçait comme autant d’aiguilles aux pointes empoisonnées. Tandis que mon père lui ne perdait pas son sourire en coin. Son sourire d’adolescent amusé par l’excitation de transgresser certaines lois, qui servent moins à protéger les citoyens, qu’à empêcher toute concurrence avec les grandes compagnies d’alcool. Je préférais de beaucoup quand mon père utilisait son imagination à essayer naïvement d’inventer le mouvement perpétuel ou s’adonnait à la fabrication de ses minis-autos, que pour étonner ses clients en les invitant à déguster la baboche qu’il s’était amusé à fabriquer sous le regard sévère de ma mère et angoissé du mien.
Incapable de m’endormir dans ma chambre enfumée, où stagnait toute la nuit la senteur des cigarettes des amateurs de baboche, après avoir…

Le plaisir de lire avec La Petite Librairie

Serge

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