Bonjour,
Faut que je te parle d’Albert, un Roman de Paule Doyon
J’ai connu Albert alors qu’il travaillait au bureau de poste où je venais d’être engagée comme commis surnuméraire. D’abord, je remarquai qu’il était toujours le premier arrivé au travail le matin et le dernier parti le soir. À l’époque, il devait avoir environ trente-cinq ans. Il était petit, presque chauve... et presque laid. Mais je n’avais pas moi non plus le physique d’une étoile de cinéma. Je portais de grosses lunettes et mon poids dépassait de pas mal la norme établie pour ma grandeur. Il s’écoula bien une semaine avant que nous échangions une parole. La première phrase qu’Albert m’adressa se rapportait aux timbres : « Avais-je observé le dernier timbre que nous venions de recevoir ? » Les timbres étaient bien la dernière de mes préoccupations. Cependant, je feignis d’examiner avec intérêt la petite vignette qu’il me tendait. J’y discernais un semblant de château à moitié rogné par une touffe de buissons. « Il s’agit du parlement d’Ottawa », me précisa Albert. « Ah bon ! » fis-je. Mon manque d’enthousiasme dut le dégoûter, car notre première conversation se limita à ces deux courtes phrases. De toute façon, le grand méchant miroir de mon appartement me confirmait, chaque soir, qu’aucun homme ne pouvait s’intéresser à une fille aussi moche que moi ! Mieux valait ignorer cet homme et me plonger, mon plat de croustilles à portée de la main, dans Les Années Lula, un roman de Serge Rezvani que j’avais commencé à lire. Au bout de quelques phrases, je me transformais en Lula. J’oubliais mes lunettes, devenais mince, belle comme l’héroïne. J’allais même jusqu’à me sentir follement aimée... jusqu’à ce que je dépose le livre. Alors, mes illusions se dissipaient. Mon esprit se revêtait aussitôt de la grosse Claire de la vie réelle. J’ignorais encore que ce passage, de la fiction à la réalité, pouvait ne pas se faire aussi aisément pour certains. C’est Albert qui allait m’apprendre peu à peu à découvrir l’étrange fonctionnement du cerveau humain…
Le Plaisir de lire avec la Petite Librairie
Serge
Faut que je te parle d’Albert, un Roman de Paule Doyon
J’ai connu Albert alors qu’il travaillait au bureau de poste où je venais d’être engagée comme commis surnuméraire. D’abord, je remarquai qu’il était toujours le premier arrivé au travail le matin et le dernier parti le soir. À l’époque, il devait avoir environ trente-cinq ans. Il était petit, presque chauve... et presque laid. Mais je n’avais pas moi non plus le physique d’une étoile de cinéma. Je portais de grosses lunettes et mon poids dépassait de pas mal la norme établie pour ma grandeur. Il s’écoula bien une semaine avant que nous échangions une parole. La première phrase qu’Albert m’adressa se rapportait aux timbres : « Avais-je observé le dernier timbre que nous venions de recevoir ? » Les timbres étaient bien la dernière de mes préoccupations. Cependant, je feignis d’examiner avec intérêt la petite vignette qu’il me tendait. J’y discernais un semblant de château à moitié rogné par une touffe de buissons. « Il s’agit du parlement d’Ottawa », me précisa Albert. « Ah bon ! » fis-je. Mon manque d’enthousiasme dut le dégoûter, car notre première conversation se limita à ces deux courtes phrases. De toute façon, le grand méchant miroir de mon appartement me confirmait, chaque soir, qu’aucun homme ne pouvait s’intéresser à une fille aussi moche que moi ! Mieux valait ignorer cet homme et me plonger, mon plat de croustilles à portée de la main, dans Les Années Lula, un roman de Serge Rezvani que j’avais commencé à lire. Au bout de quelques phrases, je me transformais en Lula. J’oubliais mes lunettes, devenais mince, belle comme l’héroïne. J’allais même jusqu’à me sentir follement aimée... jusqu’à ce que je dépose le livre. Alors, mes illusions se dissipaient. Mon esprit se revêtait aussitôt de la grosse Claire de la vie réelle. J’ignorais encore que ce passage, de la fiction à la réalité, pouvait ne pas se faire aussi aisément pour certains. C’est Albert qui allait m’apprendre peu à peu à découvrir l’étrange fonctionnement du cerveau humain…
Le Plaisir de lire avec la Petite Librairie
Serge