Paule Doyon. Rue de l’Acacia et autres nouvelles

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Bonjour,

Rue de l’Acacia et autres nouvelles, de Paule Doyon

Horace Parle

Cela débuta d’une façon insidieuse. Un matin, Horace Parle ressentit une lourdeur dans les membres. Lourdeur qui s’évanouit à la neuvième tasse de café. Puis, le second jour, une fatigue furtive. Avec les semaines il eut l’impression qu’un brouillard couvrait l’horizon. Il entendait des grincements dans ses chevilles et des mots obsédants lui remplissaient la tête. Mais tous ces symptômes, que sa femme attribuait au surmenage, se volatilisèrent d’un coup, à la suite des trois semaines, passées sur l’ordre de son médecin, à Newark.
Horace, ayant pleinement profité des bienfaits de cette cure, se sentit enfin prêt à écrire une lettre à son patron. Il y expliquait sa subite horreur pour les dictaphones, les téléphones, la ponctualité, les klaxons d’automobiles, les billets de circulation, les feux rouges, les crissements de pneus, les verbiages métalliques des machines à écrire, les pannes d’ascenseurs et toutes les autres affections courantes du monde, et il signa sa démission. À cet instant, il ressentit une bizarre petite douleur, du côté de la rue, mais il n’en souriait pas moins largement en allant jeter l’enveloppe timbrée dans la boîte aux lettres rouge vif.
En retournant chez lui, il nota que le ciel, ces derniers jours, avait pris une coloration grise. Le soleil, lui, se cernait de brun. Jusqu’à ce jour Horace éprouvait envers la mort, que le teint terreux du ciel lui suggérait soudain, une frayeur insurmontable. Il constata, surpris, que maintenant cette idée le laissait impassible. Il éprouva même une brusque envie de se précipiter par-dessus le parapet du pont, sur lequel il déambulait, pour se le démontrer. Puis il rejeta cette preuve, assez superflue.
Dès le lendemain cependant, il désorganisa minutieusement sa vie. Il se leva tard. Ne déjeuna pas. Et erra toute la journée dans les petites rues sales de sa ville. Le soir, en rentrant, il prit, au magasin de tabac, une cartouche de cigarettes. Arrivé chez lui, il se força à fumer jusqu’à ce que des nausées et des étourdissements le contraignent à gagner son lit.
Au bout de deux semaines, il fumait ses trois paquets de cigarettes par jour. C’était remarquable pour un homme de quarante ans qui n’avait encore jamais fumé. Cela lui donnait une impression de supériorité, augmentait sa confiance en lui-même. Mais il ressentit vite un désir de se surpasser. C’était un sentiment mêlé de désespoir.
Ces dernières semaines, il s’était mis à observer avec attention les gens autour de lui. Chaque jour il revoyait les mêmes visages tirés. Il suivait du regard les ouvriers entrant à l’usine le matin, avec leurs yeux vides, et en ressortant le soir, avec leurs têtes amorphes. Comme Horace disposait maintenant de beaucoup de temps, il méditait sur les malheurs des autres, tenant à leur place la comptabilité de leurs souffrances. Il lui devint vite intolérable de constater que ses voisins supportaient : le travail à la chaîne, la maladie, les riches, le bruit, les impôts, les discours, l’injustice, et même les autobus scolaires ! Quand l’un de ses voisins osait sourire, il l’aurait étranglé tant il le trouvait inconscient.
Enfin Horace avait tant de fautes à imputer à l’humanité, qu’il décida d’établir chaque jour la liste des incongruités qui lui venaient à l’esprit. Mais il se fatigua vite. Cela réclamait trop de travail et de papier. Et, toujours aussi humilié par les agissements de ses congénères, il s’efforça seulement, de jour en jour, de leur ressembler de moins en moins.
Il laissa pousser sa barbe, sans intervenir. Il ne se préoccupa plus de ses cheveux, il les laissa flotter sur ses épaules. Il acquit ainsi une liberté qui lui faisait grand bien. Sa femme le regarda avec une pointe d’inquiétude dans l’œil. Mais la peau d’Horace était devenue coriace, il ne ressentit rien. D’ailleurs, étrangement, soudain le reste de l’humanité commença à le faire moins…

Le plaisir de lire avec La Petite Librairie

Serge

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