
Bonjour,
La balançoire magique, de Paule Doyon
La balançoire magique était une balançoire en lattes de bois. Elle était peinte en trois couleurs. Elle avait été fabriquée par un ouvrier en chômage qui occupait ses journées à construire des balançoires, qui paraissaient toutes identiques. Mais ce n'était qu'une apparence. Toutes n'étaient pas magiques. Cet homme habitait depuis sa naissance le même coin du village de Saint-Pâti. Village appelé ainsi à cause de l'extrême pauvreté des gens qui y vivaient. Sans doute que leur dénuement avait suggéré à ces gens l'invention de ce saint, qui n'habitait pas le ciel mais se promenait sur la terre pour sympathiser avec les pauvres et leur misère.
C'est sous l'inspiration de ce saint sympathique, que l'ouvrier avait commencé à fabriquer et à vendre ses balançoires, qui lui permettaient de survivre et d'entretenir ses cinquante chiens. Saint-Pâti éprouvait un penchant très vif à aider ceux qui aimaient les autres. Il lui importait peu que l'ouvrier aime davantage les chiens que les hommes. Saint-Pâti n'était pas un saint raciste. Il était le saint aussi bien des animaux que des humains… et peut-être même des choses.
La cabane de l'ouvrier était bâtie au flanc de l'une des trois montagnes à têtes chauves, qui encerclaient le village de Saint-Pâti. Derrière sa cabane s'étageaient, à distance convenable l'une de l'autre, les cinquante niches de ses cinquante chiens. Et ces chiens continuaient librement de se multiplier sans que l'ouvrier tente seulement d'empêcher leur prolifération. Dès qu'un chiot naissait, il construisait une nouvelle niche et une balançoire de plus. Il installait la niche près des autres sur le flanc de la montagne et partait vendre la balançoire à la ville. L'argent récolté lui permettait d'acheter la nourriture pour ses chiens. Car l'épicier ne lui faisait jamais crédit. L'ouvrier n'achetait jamais rien pour lui-même. Il estimait que la nourriture, qui était bonne pour ses chiens l'était aussi pour lui. Il se nourrissait comme ses bêtes et ses bêtes se nourrissaient comme lui.
Saint-Pâti, qui passait dans ce village la plus grande partie de son temps, avait vu l'ouvrier travailler fort pour nourrir ses chiens et d'autres travailler peu pour nourrir leur marmaille. L'ouvrier avait bien lui aussi des enfants et une femme, mais tous l'avaient quitté à la mort du plus âgé de ses chiens. Quand - en pleine chaleur de juillet - il avait exposé sur la table de sa cuisine son vieux chien mort entre deux cierges allumés.
La senteur de la carcasse de l'animal avait vite rempli la cabane. La femme et les enfants de l'ouvrier s'étaient enfuis, incapables, contrairement à Saint-Pâti, de sympathiser plus longtemps avec son chagrin... et la senteur du chien! Demeuré seul, l'ouvrier conserva cinq jours, plutôt que trois, le corps de son chien. À la fin de la cinquième journée, il se résigna à l'enterrer sous la fenêtre de sa cabane. Il s'agenouilla ensuite sur le petit monticule de terre pour demander au patron de la misère de porter jusqu'au ciel l'âme de son bon vieux chien.
Saint-Pâti possédait une longue expérience des pensées folles des humains. Aussi, il ne parut pas surpris de cette demande. Les larmes qui roulaient sur les joues rugueuses de l'ouvrier, qui se penchait pour baiser la terre où son chien reposait, lui suggérèrent l'idée de faire une chose inhabituelle. Une chose qui l'aurait fait déchoir du ciel, s'il l'avait habité. Mais Saint-Pâti était de la terre. À cause de sa profonde connaissance des misères de cette planète, il se permettait parfois de suivre son inspiration du moment et de réaliser les plus folles chimères des hommes. Il passa donc près de la tête du vieil homme et lui suggéra, subtilement, de transformer l'âme de son chien: en balançoire!
L'ouvrier était habile. Il ne fut pas long à construire la balançoire. Il la peignit en trois couleurs: noir, blanc, brun. Comme son chien décédé. Saint-Pâti fit le reste. La magie c'était son affaire. Et les trois montagnes aperçurent Saint-Pâti dans la balançoire se balançant avec une ombre de chien dans ses bras.
L'ouvrier lui aussi avait vu la chose. C'est pourquoi, à aucun prix, il n'aurait consenti à vendre cette balançoire-là. Il en répétait seulement le modèle pour le vendre à chaque fin de mois. Chaque jour l'ouvrier contemplait amoureusement sa balançoire. Si le vent la faisait bouger le moindrement, il se persuadait que c'était l'âme de son chien qui l'agitait. Saint-Pâti, loin de le contredire, s'occupait même à faire venter plus souvent. Les autres chiens dans la montagne hurlaient pour avoir leur repas...
- Taisez-vous! leur répondait l'ouvrier, le regard figé sur les oscillations de la balançoire, je dois d'abord nourrir ce bon vieux Terry.
Aussi, les chiens de la montagne finirent par se fâcher. Tous ensemble ils brisèrent leurs chaînes et s'enfuirent au loin. L'ouvrier ne les revit plus. En vain il attendit leur retour. Alors il se mit à s'asseoir encore plus longuement sur les bancs bruns de sa balançoire, du même beau brun que les pattes de Terry. Il pleurait doucement en se balançant ainsi chaque jour.
Un soir qu'il se trouvait encore dans sa balançoire, il éprouva un sentiment bizarre. Il était assis sur le banc brun, le dos bien appuyé au dossier noir, sa main reposait sur l'accoudoir blanc.Ses yeux étaient fermés. Il était certain de ne pas bouger. Il ouvrit les yeux pour vérifier. Il ne faisait vraiment aucun mouvement. Il ne ventait pas non plus. Et pourtant, en fermant les yeux, il avait la certitude de se balancer quand même. Doucement d'abord. Puis, le mouvement s'amplifia… L'ouvrier ouvrit les yeux, la balançoire s'arrêta. Il les referma. Aussitôt les balancements reprirent. La balançoire allait de plus en plus vite. Il eut l'impression soudaine qu'elle s'envolait! Alors il garda ses yeux bien fermés afin de découvrir où cette balançoire magique allait l'emporter…
La balançoire se posa sur une planète étrange. L'ouvrier fut tenté d'ouvrir les yeux. Mais Saint-Pâti, qui l'avait suivi et se trouvait à ses côtés, lui recommanda fortement de les garder fermés…
Le plaisir de lire avec La Petite Librairie
Serge
La balançoire magique, de Paule Doyon
La balançoire magique était une balançoire en lattes de bois. Elle était peinte en trois couleurs. Elle avait été fabriquée par un ouvrier en chômage qui occupait ses journées à construire des balançoires, qui paraissaient toutes identiques. Mais ce n'était qu'une apparence. Toutes n'étaient pas magiques. Cet homme habitait depuis sa naissance le même coin du village de Saint-Pâti. Village appelé ainsi à cause de l'extrême pauvreté des gens qui y vivaient. Sans doute que leur dénuement avait suggéré à ces gens l'invention de ce saint, qui n'habitait pas le ciel mais se promenait sur la terre pour sympathiser avec les pauvres et leur misère.
C'est sous l'inspiration de ce saint sympathique, que l'ouvrier avait commencé à fabriquer et à vendre ses balançoires, qui lui permettaient de survivre et d'entretenir ses cinquante chiens. Saint-Pâti éprouvait un penchant très vif à aider ceux qui aimaient les autres. Il lui importait peu que l'ouvrier aime davantage les chiens que les hommes. Saint-Pâti n'était pas un saint raciste. Il était le saint aussi bien des animaux que des humains… et peut-être même des choses.
La cabane de l'ouvrier était bâtie au flanc de l'une des trois montagnes à têtes chauves, qui encerclaient le village de Saint-Pâti. Derrière sa cabane s'étageaient, à distance convenable l'une de l'autre, les cinquante niches de ses cinquante chiens. Et ces chiens continuaient librement de se multiplier sans que l'ouvrier tente seulement d'empêcher leur prolifération. Dès qu'un chiot naissait, il construisait une nouvelle niche et une balançoire de plus. Il installait la niche près des autres sur le flanc de la montagne et partait vendre la balançoire à la ville. L'argent récolté lui permettait d'acheter la nourriture pour ses chiens. Car l'épicier ne lui faisait jamais crédit. L'ouvrier n'achetait jamais rien pour lui-même. Il estimait que la nourriture, qui était bonne pour ses chiens l'était aussi pour lui. Il se nourrissait comme ses bêtes et ses bêtes se nourrissaient comme lui.
Saint-Pâti, qui passait dans ce village la plus grande partie de son temps, avait vu l'ouvrier travailler fort pour nourrir ses chiens et d'autres travailler peu pour nourrir leur marmaille. L'ouvrier avait bien lui aussi des enfants et une femme, mais tous l'avaient quitté à la mort du plus âgé de ses chiens. Quand - en pleine chaleur de juillet - il avait exposé sur la table de sa cuisine son vieux chien mort entre deux cierges allumés.
La senteur de la carcasse de l'animal avait vite rempli la cabane. La femme et les enfants de l'ouvrier s'étaient enfuis, incapables, contrairement à Saint-Pâti, de sympathiser plus longtemps avec son chagrin... et la senteur du chien! Demeuré seul, l'ouvrier conserva cinq jours, plutôt que trois, le corps de son chien. À la fin de la cinquième journée, il se résigna à l'enterrer sous la fenêtre de sa cabane. Il s'agenouilla ensuite sur le petit monticule de terre pour demander au patron de la misère de porter jusqu'au ciel l'âme de son bon vieux chien.
Saint-Pâti possédait une longue expérience des pensées folles des humains. Aussi, il ne parut pas surpris de cette demande. Les larmes qui roulaient sur les joues rugueuses de l'ouvrier, qui se penchait pour baiser la terre où son chien reposait, lui suggérèrent l'idée de faire une chose inhabituelle. Une chose qui l'aurait fait déchoir du ciel, s'il l'avait habité. Mais Saint-Pâti était de la terre. À cause de sa profonde connaissance des misères de cette planète, il se permettait parfois de suivre son inspiration du moment et de réaliser les plus folles chimères des hommes. Il passa donc près de la tête du vieil homme et lui suggéra, subtilement, de transformer l'âme de son chien: en balançoire!
L'ouvrier était habile. Il ne fut pas long à construire la balançoire. Il la peignit en trois couleurs: noir, blanc, brun. Comme son chien décédé. Saint-Pâti fit le reste. La magie c'était son affaire. Et les trois montagnes aperçurent Saint-Pâti dans la balançoire se balançant avec une ombre de chien dans ses bras.
L'ouvrier lui aussi avait vu la chose. C'est pourquoi, à aucun prix, il n'aurait consenti à vendre cette balançoire-là. Il en répétait seulement le modèle pour le vendre à chaque fin de mois. Chaque jour l'ouvrier contemplait amoureusement sa balançoire. Si le vent la faisait bouger le moindrement, il se persuadait que c'était l'âme de son chien qui l'agitait. Saint-Pâti, loin de le contredire, s'occupait même à faire venter plus souvent. Les autres chiens dans la montagne hurlaient pour avoir leur repas...
- Taisez-vous! leur répondait l'ouvrier, le regard figé sur les oscillations de la balançoire, je dois d'abord nourrir ce bon vieux Terry.
Aussi, les chiens de la montagne finirent par se fâcher. Tous ensemble ils brisèrent leurs chaînes et s'enfuirent au loin. L'ouvrier ne les revit plus. En vain il attendit leur retour. Alors il se mit à s'asseoir encore plus longuement sur les bancs bruns de sa balançoire, du même beau brun que les pattes de Terry. Il pleurait doucement en se balançant ainsi chaque jour.
Un soir qu'il se trouvait encore dans sa balançoire, il éprouva un sentiment bizarre. Il était assis sur le banc brun, le dos bien appuyé au dossier noir, sa main reposait sur l'accoudoir blanc.Ses yeux étaient fermés. Il était certain de ne pas bouger. Il ouvrit les yeux pour vérifier. Il ne faisait vraiment aucun mouvement. Il ne ventait pas non plus. Et pourtant, en fermant les yeux, il avait la certitude de se balancer quand même. Doucement d'abord. Puis, le mouvement s'amplifia… L'ouvrier ouvrit les yeux, la balançoire s'arrêta. Il les referma. Aussitôt les balancements reprirent. La balançoire allait de plus en plus vite. Il eut l'impression soudaine qu'elle s'envolait! Alors il garda ses yeux bien fermés afin de découvrir où cette balançoire magique allait l'emporter…
La balançoire se posa sur une planète étrange. L'ouvrier fut tenté d'ouvrir les yeux. Mais Saint-Pâti, qui l'avait suivi et se trouvait à ses côtés, lui recommanda fortement de les garder fermés…
Le plaisir de lire avec La Petite Librairie
Serge