
Bonjour,
L'Eau qui Dort, un Roman d’Amédée Achard
On voyait en 18.. à Paris, dans la rue Miromesnil, un vieil hôtel que de récentes constructions ont fait disparaître, et qui, depuis plus de vingt ans, semblait menacer ruine ; mais tel qu’il était, solidement bâti en fortes pierres de taille noircies par les pluies de cent hivers, il aurait bravé les efforts du temps, si un matin la spéculation ne l’avait jeté par terre. Cet hôtel, élevé jadis par un président à mortier du parlement, se composait alors d’un grand bâtiment à toits mansardés, précédé en retour de deux ailes moins hautes, dont le rez-de-chaussée, disposé pour les écuries et les remises, encadrait une vaste cour où l’herbe verdissait entre les pavés. Un jardin où s’allongeaient deux allées de tilleuls taillés en forme de charmilles, entre lesquelles s’étalaient carrément quelques plates-bandes fermées par du buis, s’étendait derrière l’hôtel. Tout alentour de ce jardin monotone montait pesamment un grand mur tapissé de lierre, dont les épais rameaux étouffaient à demi une vigne énorme qui donnait encore, malgré son grand âge, quelques pampres, et çà et là en automne une douzaine de grappes de gros raisins que des bandes de moineaux se disputaient. La cour allait si bien à l’hôtel et l’hôtel au jardin, qu’ils avaient comme un air de ressemblance et de parenté. On ne concevait pas que l’un n’appartînt pas à l’autre, et tous trois ensemble, également vieux, également tristes, également solennels, se complétaient, comme la perruque, le rabat et la canne à bec-de-corbin complétaient jadis la toilette d’un magistrat. Ils avaient cette harmonie que donne le temps. Une série d’appartements hauts, larges, incommodes, magnifiquement décorés, dont rien n’avait pu éteindre les dorures, en occupait l’intérieur ; un perron de cinq marches, flanqué de vieux éteignoirs de tôle plantés dans la muraille, à droite et à gauche, conduisait de la cour au rez-de-chaussée, où d’immenses salons, disposés en enfilade, ouvraient leurs portes-fenêtres sur le jardin, qui était de plain-pied avec l’hôtel. Les chambres à coucher étaient au-dessus. On y arrivait par un large escalier de pierre à rampe de fer ouvragé, dont la cage aurait pu servir de cadre à une maison. Le bruit des pas y réveillait de longs échos qui grondaient sous les plafonds. Le propriétaire de l’hôtel avait conservé les ferrures dorées des fenêtres, les antiques portes de bois à riches moulures, les corniches, les trumeaux, les voussures, les grandes glaces coupées en deux morceaux et encadrées de superbes boiseries sculptées avec un art curieux ; mais le mobilier rappelait un peu toutes les époques et toutes les modes. À côté d’un boudoir où une marquise de la cour de Sceaux n’aurait pas dédaigné de promener ses mules, un salon offrait un spécimen des formes inventées par le directoire. On pouvait voir dans la pièce voisine les cols de cygne, les sphinx et les griffes de lion chers aux tapissiers de l’empire, et plus loin des sofas, des fauteuils, des tabourets du plus pur style Louis XVI, garnissaient un réduit qui semblait dérobé aux appartements de Trianon. Mme de Châteauroux, la princesse de Lamballe, Barras, le général Augereau et Cambacérès auraient pu se rencontrer dans ce singulier hôtel sans en être surpris. Certaines chambres présentaient plus particulièrement encore le spectacle de cette variété. L’acajou, le bois de rose, le palissandre, le citronnier s’y coudoyaient, fraternellement recouverts, ici de lampas et là d’étoffe de Perse ; des rideaux de taffetas accompagnaient des tapisseries de haute lisse. Le tout ensemble néanmoins avait grand air ; on parlait bas malgré soi en traversant ces grandes pièces, qui inspiraient le respect, et où l’on sentait la durée et la tradition.
À l’époque où commence ce récit, l’hôtel de la rue Miromesnil était occupé par M. Des Tournels, un riche maître de forges, sa femme et deux filles, Berthe et Lucile. Depuis quelques années déjà, le maître de forges avait quitté ses vastes établissements et ses belles forêts de la Bourgogne pour se consacrer exclusivement à l’éducation de ses filles, qu’il n’avait jamais voulu mettre dans un couvent. Il avait à cet égard des principes arrêtés, et croyait que l’excellence et le nombre des professeurs, l’émulation qui naît de l’agglomération des élèves, la règle et l’uniformité dans l’enseignement, ne sauraient remplacer ce qu’on gagne en bons exemples, en saine morale, au contact tendre et quotidien de la mère et de la famille…
Le plaisir de lire avec La Petite Librairie
Serge
L'Eau qui Dort, un Roman d’Amédée Achard
On voyait en 18.. à Paris, dans la rue Miromesnil, un vieil hôtel que de récentes constructions ont fait disparaître, et qui, depuis plus de vingt ans, semblait menacer ruine ; mais tel qu’il était, solidement bâti en fortes pierres de taille noircies par les pluies de cent hivers, il aurait bravé les efforts du temps, si un matin la spéculation ne l’avait jeté par terre. Cet hôtel, élevé jadis par un président à mortier du parlement, se composait alors d’un grand bâtiment à toits mansardés, précédé en retour de deux ailes moins hautes, dont le rez-de-chaussée, disposé pour les écuries et les remises, encadrait une vaste cour où l’herbe verdissait entre les pavés. Un jardin où s’allongeaient deux allées de tilleuls taillés en forme de charmilles, entre lesquelles s’étalaient carrément quelques plates-bandes fermées par du buis, s’étendait derrière l’hôtel. Tout alentour de ce jardin monotone montait pesamment un grand mur tapissé de lierre, dont les épais rameaux étouffaient à demi une vigne énorme qui donnait encore, malgré son grand âge, quelques pampres, et çà et là en automne une douzaine de grappes de gros raisins que des bandes de moineaux se disputaient. La cour allait si bien à l’hôtel et l’hôtel au jardin, qu’ils avaient comme un air de ressemblance et de parenté. On ne concevait pas que l’un n’appartînt pas à l’autre, et tous trois ensemble, également vieux, également tristes, également solennels, se complétaient, comme la perruque, le rabat et la canne à bec-de-corbin complétaient jadis la toilette d’un magistrat. Ils avaient cette harmonie que donne le temps. Une série d’appartements hauts, larges, incommodes, magnifiquement décorés, dont rien n’avait pu éteindre les dorures, en occupait l’intérieur ; un perron de cinq marches, flanqué de vieux éteignoirs de tôle plantés dans la muraille, à droite et à gauche, conduisait de la cour au rez-de-chaussée, où d’immenses salons, disposés en enfilade, ouvraient leurs portes-fenêtres sur le jardin, qui était de plain-pied avec l’hôtel. Les chambres à coucher étaient au-dessus. On y arrivait par un large escalier de pierre à rampe de fer ouvragé, dont la cage aurait pu servir de cadre à une maison. Le bruit des pas y réveillait de longs échos qui grondaient sous les plafonds. Le propriétaire de l’hôtel avait conservé les ferrures dorées des fenêtres, les antiques portes de bois à riches moulures, les corniches, les trumeaux, les voussures, les grandes glaces coupées en deux morceaux et encadrées de superbes boiseries sculptées avec un art curieux ; mais le mobilier rappelait un peu toutes les époques et toutes les modes. À côté d’un boudoir où une marquise de la cour de Sceaux n’aurait pas dédaigné de promener ses mules, un salon offrait un spécimen des formes inventées par le directoire. On pouvait voir dans la pièce voisine les cols de cygne, les sphinx et les griffes de lion chers aux tapissiers de l’empire, et plus loin des sofas, des fauteuils, des tabourets du plus pur style Louis XVI, garnissaient un réduit qui semblait dérobé aux appartements de Trianon. Mme de Châteauroux, la princesse de Lamballe, Barras, le général Augereau et Cambacérès auraient pu se rencontrer dans ce singulier hôtel sans en être surpris. Certaines chambres présentaient plus particulièrement encore le spectacle de cette variété. L’acajou, le bois de rose, le palissandre, le citronnier s’y coudoyaient, fraternellement recouverts, ici de lampas et là d’étoffe de Perse ; des rideaux de taffetas accompagnaient des tapisseries de haute lisse. Le tout ensemble néanmoins avait grand air ; on parlait bas malgré soi en traversant ces grandes pièces, qui inspiraient le respect, et où l’on sentait la durée et la tradition.
À l’époque où commence ce récit, l’hôtel de la rue Miromesnil était occupé par M. Des Tournels, un riche maître de forges, sa femme et deux filles, Berthe et Lucile. Depuis quelques années déjà, le maître de forges avait quitté ses vastes établissements et ses belles forêts de la Bourgogne pour se consacrer exclusivement à l’éducation de ses filles, qu’il n’avait jamais voulu mettre dans un couvent. Il avait à cet égard des principes arrêtés, et croyait que l’excellence et le nombre des professeurs, l’émulation qui naît de l’agglomération des élèves, la règle et l’uniformité dans l’enseignement, ne sauraient remplacer ce qu’on gagne en bons exemples, en saine morale, au contact tendre et quotidien de la mère et de la famille…
Le plaisir de lire avec La Petite Librairie
Serge